En lien avec l’exposition HIP HOP 360 à la Philarmonie de Paris (décembre 2021- juillet 2022), j’ai été invitée par Karim Hammou (CNRS) à faire partie du comité de pilotage pour l’organisation d’un colloque qui s’est tenu les 28 et 29 janvier 2022, à la Philarmonie, aux côtés de Keivan Djavadzadeh (Paris 8), Virginie Brinker (Université de Bourgogne), Emily Shuman (New York University), David Diallo (Université de Bordeaux), Ouafa Mameche (journaliste et éditrice) François Gautret (commissaire de l’exposition), Delphine Bourgeois (SACEM) et Julien Cholewa (La Place).
Nous avons ensemble pensé cet évènement comme un colloque rassemblant des chercheurs, des artistes-compositeurs, des journalistes, des acteurs culturels et des professionnels de la musique, pour faire émerger un dialogue entre différents mondes sociaux autour des cultures hip-hop.
Dans ce cadre, j’ai été en charge d’animer une table ronde sur les influences africaines dans le rap français, en lien avec mes recherches actuelles. L’enjeu était de faire dialoguer plusieurs générations d’artistes, avant et après l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux qui ont bouleversé la production et la diffusion musicale. Calbo, membre du groupe Ärsenik et du Bisso na bisso, appartient à une génération de pionniers dans la démarche de mélanger rap et musiques africaines (en particulier congolaises). Le rap est avant tout pour lui un travail d’écriture où le plus important consiste à faire passer des messages et à parler à partir de leurs expériences et conditions de vie précarisées.
À cette génération d’artistes est souvent opposée une nouvelle, celle inspirée par la trap, genre de rap venu d’Atlanta, dont est issu Le Juiice, rappeuse d’origine ivoirienne, qui construit sa carrière dans une démarche artistique mais aussi entrepreneuriale, elle a créé son label et son média. La revendication de la réussite économique en lien avec l’ascension sociale y est plus présente. Médina Koné se trouve elle entre les deux en termes d’âge, mais aussi de positionnement : elle a débuté une carrière d’artiste en posant son texte et sa voix sur le titre Bye-Bye avec le rappeur Ménélik, sorti en 1997 et devenu un grand succès populaire (pour lequel elle a gagné un procès), puis elle a été présentatrice sur Trace TV, a fondé son agence marketing et enseigne le marketing digital, entre autres.
En tant qu’anthropologue, cette table ronde était l’occasion de se mettre à l’écoute de points de vue différents et de les faire dialoguer ensemble. Ils ne se connaissaient pas, et je ne savais pas à l’avance ce qu’il pouvait se passer au moment de l’échange.
J’assume la posture expérimentale de créer une situation et de voir ce qu’il s’y passe ; en prenant soin de construire moi-même l’espace de bienveillance par une invitation à une prise de recul collective. C’est à mon sens un des rôles que peut jouer un.e chercheur.euse : sa posture en dehors des mondes académiques n’est pas celle d’un expert qui proposerait des définitions et des solutions, mais plutôt celle d’une personne extérieure qui invite à une prise de recul, grâce à une manière de poser les questions différemment, non pas pour simplifier mais au contraire pour rendre compte d’une complexité de l’histoire à taille humaine.
Accueillir ces personnalités à la Philarmonie, dans le cadre d’un colloque scientifique, nécessitait la prise de conscience des enjeux de pouvoir et de légitimité que cet évènement peut revêtir. Les mondes des institutions culturelles, de la recherche et les réseaux de l’industrie musicale et d’artistes populaires peinent encore à se rencontrer. Il fallait alors construire un climat d’accueil permettant l’expression personnelle et l’échange, qui n’était pas évident au début, qui s’est construit au fur et à mesure jusqu’à arriver au bout d’une heure et demi à un dialogue enrichissant. Pour cela, il me fallait lâcher prise sur mes propres attentes et questions ; chacun était venu individuellement pour témoigner, défendre un positionnement. Ce que j’annonçais en introduction sur l’articulation entre l’identité comme action et non comme une chose, avec la question de la complexité des influences musicales, et la question des catégories musicales en France, a finalement été peu évoquée dans le dialogue, qui a laissé place à un échange sincère sur les questions de carrière musicale, de visions propres sur le rap, d’entrepreneuriat, et aussi de transmission entre génération concernant la difficulté à se faire accepter dans l’espace national.
Il s’agit alors ici de donner à voir, implicitement, dans une table ronde publique, le principe d’induction cher à l’anthropologie : s’intéresser à ce qui émerge de la parole sans chercher à répondre à ses propres questionnements de départ, « laisser parler le terrain », pour pouvoir construire une analyse qui émerge non pas d’un questionnement théorique initial, mais d’un cheminement de remise en question de celui-ci face à l’épreuve de l’échange avec les interlocuteurs. C’est à ce titre que l’expérience d’une table ronde, au-delà d’être un échange en public, peut constituer une situation ethnographique, dont on peut ensuite en analyser les différents ressorts et enjeux (publication en préparation).
Le colloque a été intégralement mis en ligne sur la plateforme en ligne de la Philarmonie :
La table ronde est à visionner au timecode 6:03:40