Je suis anthropologue. Je fais de la recherche en sciences sociales. Mais je ne suis pas l’experte des cultures des autres.
L’anthropologie est une science sociale en pleine mutation : elle est issue d’une histoire longue de domination coloniale et pour un grand public, les anthropologues sont encore des occidentaux qui vont à la découverte des peuples et des tribus du monde entier. Mais voilà, la réalité est plus complexe.
J’appartiens à une génération et un courant d’anthropologues qui ne travaillent pas sur les gens, mais avec eux.
Ce qui m’a attiré dès le début vers l’anthropologie, c’est l’action de sortir de sa zone de confort pour expérimenter et comprendre d’autres manières de penser et de vivre dans ce monde. C’est un décentrement qui nous pousse à déconstruire nos préjugés, à reconsidérer nos points de vue avec plus de distance.
Comment je travaille ?
Les outils et les méthodes employées en anthropologie se transforment en même temps que se transforment nos sociétés : les premiers anthropologues partaient à l’autre bout du monde s’installer au cœur d’un village pour en comprendre l’organisation sociale et économique, les croyances, les règles de parenté, les rituels, etc. L’immersion de longue durée constitue la base de notre discipline.
Le monde change, et nous sommes désormais nombreux (et ce depuis plusieurs décennies) à travailler sur des contextes urbains, à utiliser les réseaux sociaux comme nouvelle manière d’observer, à utiliser aussi l’image pour donner à voir nos enquêtes.
Nos interlocuteurs ne sont ni des sujets d’étude, ni des cobayes que l’on observe comme on observe des souris en laboratoire. L’anthropologie est une science du dialogue, de l’interaction entre le chercheur et toutes les personnes qui construisent le monde social qu’il tente de comprendre.
C’est une conversation avec le monde (comme dirait Tim Ingold).
Qu’est ce que je cherche vraiment ?
Je ne cherche pas à imposer mon point de vue qui serait au-dessus des autres. Je ne cherche pas à expliquer les origines, ni à proposer des résultats pour mieux se comporter.
Et surtout, je ne parle pas à la place des autres. Je ne m’approprie pas les cultures des autres. Mon rôle est d’amener mes interlocuteurs à mieux appréhender les rôles qu’ils jouent en société.
Mon rôle est d’analyser des situations en me déplaçant de point de vue à point de vue : en tant qu’être sociaux, nous sommes plongés dans nos quotidiens dans des situations où nous jouons un rôle en fonction de la place que l’on a. Je m’intéresse à ces rôles. Je créé des espaces de discussions pour prendre du recul et replacer ces situations concrètes dans des schémas de compréhension plus larges des sociétés humaines.
Accepter de ne pas tout savoir et de ne pas chercher à tout savoir, se réjouir de se laisser surprendre par ce que l’on observe, assumer que nos jugements sont souvent trompeurs, multiplier les points de vue pour comprendre les choix de chacun, en empathie : voilà mon moteur.
L’anthropologie porteuse d’innovation sociale
Grâce aux méthodes d’enquête qualitative qui sont en constante innovation, et à la capacité à construire des concepts théoriques, l’anthropologie est porteuse d’innovation sociale.
Elle offre une plus value en s’associant aux statistiques et aux analyses de données : elle permet d’observer les écarts entre les pratiques (de consommation notamment), et les aspirations, les désirs de changement, la manière dont le futur est imaginé. En analysant cet écart, l’anthropologie, par ses méthodes d’enquêtes qualitatives, peut contribuer à l’innovation dans plusieurs secteurs (cinéma, direction artistique, branding, communication, promotion, marketing).
Mon histoire
Je n’avais pas du tout prévu de faire de si longues études, d’aller jusqu’au doctorat.
J’ai d’abord fait un DUT en animation socioculturelle à Bordeaux, la ville la plus proche de là où j’ai grandi, dans un village un peu perdu au milieu des vignes. J’avais un goût pour le social, mais j’ai vite compris que je ne me voyais pas travailleuse sociale, j’avais envie de comprendre, d’analyser, et d’apporter de l’innovation.
J’ai donc continué en licence d’anthropologie à Bordeaux. A force d’entendre qu’il n’y a pas de débouchés en sciences sociales, je me suis dit : quitte à faire de l’anthropologie, autant étudier dans l’école qui m’inspire le plus. Je suis entrée en master à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris.
Puis j’ai débuté mon doctorat en 2012, sous la direction de Michel Agier, l’un des anthropologues français qui m’a le plus inspiré. Je n’ai pas obtenu de financement, j’ai dû quitter Paris, revenir en région bordelaise où j’ai travaillé en tant qu’assistante d’éducation en lycée pro à Lormont (banlieue bordelaise), pour financer ce doctorat.
Cette expérience en lycée pro m’a ouvert les yeux et a été déterminante dans mes choix actuels. J’avais obtenu mon bac dans un lycée général en zone rurale. Dans ce lycée professionnel de banlieue bordelaise, j’étais face à des adolescents intelligents, vifs d’esprit, qui n’avaient pas choisi d’être là. Beaucoup avaient des origines africaines, et écoutaient du rap. Et moi, j’étais là parce que j’étais doctorante en anthropologie à l’EHESS, et je travaillais sur le rap au Burkina Faso.
Les élèves qui étaient en face de moi n’étaient pas au courant de l’existence de ce type de cursus, ils n’en revenaient pas. L’éducation nationale leur renvoyait une image de jeunes peu adaptés aux études, à qui on propose donc de vite se former pour aller travailler. J’ai donné plusieurs ateliers, nos échanges m’ont beaucoup nourri, et m’ont donné l’énergie nécessaire pour aller au bout de ma thèse et obtenir mon doctorat, dans une école où j’avais moi-même l’impression de ne pas être à ma place.
Il m’a fallu 6 années pour terminer ma thèse; ce fut un processus long et laborieux. J’ai finalement obtenu mon doctorat d’anthropologie en octobre 2018. Le livre issu de ma thèse a été publié en septembre 2022 aux éditions Mélanie Seteun / Les Presses du réel, préfacé par Michel Agier.
Aujourd’hui je construis des ponts à travers différents projets en cours pour accompagner les transformations sociales, et innover. Difficile souvent de faire comprendre ce qu’est réellement le métier de chercheur : ma place se trouve dans les interstices, il s’agit d’aller là où il n’y a pas encore de dialogue, et de le créer, de construire un lien qui puisse potentiellement impulser une dynamique. Le problème n’est pas l’anthropologie en tant que telle, mais plutôt à qui elle s’adresse encore aujourd’hui, à quels enjeux elle répond et dans quels objectifs elle se construit. L’anthropologie a beaucoup à offrir, à nous-même anthropologues d’apprendre à sortir de l’université, à se faire comprendre, à trouver une place dans la société.